Dans la forêt de Hokkaido

(c) EDL

Encore un roman dont il est difficile de sortir, complètement, indemne… Un bon livre, par définition. Un roman qui vous tient en alerte tout en vous kidnappant dans son univers fantastique. Un livre qui, une fois la dernière page tournée, reste ouvert dans votre esprit et continue de vous parler avec cette musique si particulière et envoûtante. Oui, j’ai aimé !

Dès les premières lignes, le lecteur est happé, pris à témoin. Une tension forte s’installe en quelques mots et nous plonge au coeur d’une angoisse palpable, un cauchemar qui paraît très réel. Les exergues de Poe et Stephen King nous avaient prévenus pourtant… Et d’un coup, tous les éléments pour créer l’état d’urgence sont là : cri de douleur, peur, terreur, impuissance, appel au secours.

Un samedi matin, Julie se réveille en hurlant de son rêve, un rêve étrange et déchirant. Elle est un petit garçon japonais perdu dans la forêt d’Hokkaido, volontairement et totalement abandonné. Mais est-ce vraiment un rêve ?

 

J’ai poussé un long cri,
très long,
un cri terrible qui n’en finissait plus de jaillir de ma gorge,
de monter de mon ventre, 
de naître de ma peur,
un cri qui charriait la douleur (…)

Durant tout le week-end, Julie est appelée par son rêve. Secrètement et de façon entièrement naturelle pour elle, elle est liée à ce petit poucet japonais dans cette forêt effrayante, malgré les milliers de kilomètres qui les séparent. Elle est lui. Ils sont lui. Inséparables. Le sommeil est l’unique passerelle qui lui permet de le rejoindre, intérieurement. L’urgence est vitale, Julie sent qu’elle doit, qu’elle peut sauver cet enfant. Et son combat commence, entre réalité et imaginaire, lui puisant toute son énergie, bientôt au péril de sa propre vie. Dans une disparition, chaque minute compte…

Pourquoi je suis reliée à lui, j’aurai le temps d’y penser plus tard, il y a urgence. Si je ne fais rien il va mourir.

Outre la qualité de l’intrigue et le suspens d’une épaisseur incroyable, Eric Pessan nous offre un récit d’une grande force au style épuré, au ton juste, d’une efficacité redoutable. Pas de formules gratuites, une narration haletante, aux phrases courtes et fluides. La frontière entre la littérature de jeunesse et de vieillesse vient d’éclater encore une fois… A-t-elle jamais existé ?

Les descriptions des lieux, de cette nature sauvage et inquiétante, des émotions contradictoires de cette héroïne malgré elle nous plonge dans un malaise permanent. Chaque page transpire la moiteur de cette forêt étouffante, chaque page palpite au rythme des respirations des deux enfants en fusion. Refermer le livre et risquer que le coeur des personnages s’arrête ? Impossible. Il faut tenir. Survivre avec eux. 

Le silence de la forêt est un vacarme feutré, tendu, qui naît de la joie des aigles autant que de la mastication des chenilles, du balancement des feuilles, comme de la brusque détente d’un prédateur vers la gorge d’une proie.

On entre très vite dans la peau de la narratrice, Julie, 15 ans, écartelée entre son quotidien d’ado et ce monde nocturne parallèle où elle doit accomplir une mission. Le mystère de la situation, fantastique tout d’abord, se raccroche régulièrement à des détails de la réalité, évitant de perdre le lecteur dans une totale fiction imaginaire. Tout est finesse de suggestion et poésie latente. À cela s’ajoute également un jeu graphique sur la composition du texte qui imprime au récit un rythme tout particulier, la pulsation d’une respiration, un rythme cardiaque qui tantôt s’emballe, tantôt ralentit, toujours dangereusement.

Les événements me prennent sur leur dos et galopent où bon leur semble. (…)
Peut-on mourir en vrai si on meurt dans ses rêves ?

Enfin, le tour de force narratif réside dans ce jeu sur le « Je » et le « Nous ». Lorsque Julie devient le garçon, dans ce rêve qui parait une réalité dans un autre espace-temps, le narrateur passe du Je au Nous, naturellement, organiquement. Un « Nous », véritable sésame qui permet de naviguer d’une rive à l’autre, du monde de Julie à celui du jeune garçon, entre rêve et cauchemar, entre comas et subconscient. Comment peut-on se mettre à la place d’autrui ? questionne l’auteur, à l’heure où résonne froidement la peur de l’autre.

Je passe nos mains sur notre visage.

Une histoire d’abandon, cruelle et traumatisante.

Dernier clin d’oeil à l’univers un peu surnaturel émanant de cette forêt touffue des alentours de Hokkaido, la couverture du livre m’a tout d’abord fait penser à une toile moderne, une griffure verte et noire, presque animale… Et puis d’un coup, en penchant la tête vers la droite, la forêt et ses ombres inquiétantes me sont apparues, de la même manière qu’elles ont dû très semblablement apparaître à cet enfant allongé au sol, la tête posée sur la mousse. Cet enfant véritablement abandonné par ses parents, au Japon, pensant juste le punir quelques minutes et qui a disparu. Fait divers terrifiant réinterprété avec talent par un maître de l’intrigue, un alchimiste subtil des mots.

Je vais m’empresser d’aller dévorer ses autres ouvrages…

Auteur : Eric PESSAN
Edition : L’école des loisirs – Collection Médium + 136 pages – 13 euros
Année : Août 2017

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Voir la vidéo de Eric PESSAN sur son ouvrage Dans la Forêt d’Hokkaido : 

 

Du même auteur à l’école des loisirs : 
– Plus haut que les oiseaux (2012)
– Et les lumières dansaient dans le ciel (2014)
– Cache cache (théatre)
– Aussi loin que possible (2015)
– Peepleboy (théatre)
– La plus grande peur de ma vie (2016)

Quelque chose de merveilleux et d’effrayant, avec Quentin Bertoux, éditions Thierry Magnier (2012)

Autres romans : 
– 2001 : L’Effacement du monde, La Différence
– 2002 : Chambre avec gisant, La Différence
– 2004 : Les Géocroiseurs, La Différence
– 2006 : Une très très vilaine chose, Robert Laffont
– 2007 : Cela n’arrivera jamais, Éditions du Seuil, Fiction et Cie
– 2010 : Incident de personne, Albin Michel
– 2013 : Muette, Albin Michel
– 2015 : Le démon avance toujours en ligne droite, Albin Michel
– 2017 : La Nuit du second tour, Albin Michel

 

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2 commentaires

  1. C’est la énième chronique élogieuse que je lis… Mais je crois que je suis passée à côté de ce roman ! Je l’ai lu, mais il ne m’a pas laissé un souvenir fort. Certes, il est très bien écrit, la tension est présente, mais il m’a manqué un « truc » en plus pour vraiment l’apprécier. J’avais fini juste avant Colorado Train, et je pense que j’étais trop imprégnée de cette lecture pour apprécier l’autre !

     
    1. J’imagine, moi je n’ai pas encore osé lire Colorado Train, malgré l’entrain de Tibo Berard et mes libraires… le sujet me fait peur 🙂

       

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