Le plongeon

Depuis La Maison de la Plage, j’attendais avec impatience la nouvelle collaboration entre Séverine Vidal et Victor L. Pinel. La couverture révélée en amont avait été d’une force, tant pour le titre que pour l’illustration, que la rencontre avec les personnages du Plongeon devenait urgente.

À 80 ans, Yvonne Lhermitte – dont le nom évoque douloureusement sa situation – vit seule dans sa grande maison vide. La solitude qui pèse depuis le décès de son mari, ce corps qui se fait plus douloureux, les enfants et les petits-enfants qui se font de plus en plus rares, et ce sentiment que la mémoire est en train de la lâcher, elle aussi. Terriblement angoissant. Terriblement inexorable ? Alors, à contre cœur, elle abandonne 40 ans de sa vie pour aller là-bas. Là où on regroupe les « anciens », ceux qui ne peuvent plus continuer seuls, ceux dont la famille ne peut plus s’occuper, ceux qui ont décroché de la réalité : en EHPAD.

Ce changement de vie est rude pour cette femme indépendante, encore bien consciente que cette nouvelle vie la rapproche inévitablement de la mort. Ce n’est pas un tournant, c’est la dernière ligne droite, et c’est d’autant plus bouleversant.

Séverine Vidal est une alchimiste qui sait faire surgir l’émotion pure quel que soit le format qu’elle touche des doigts : roman, nouvelle, album, BD… La triste actualité de la vie en EHPAD aujourd’hui fait écho à ce que vit Yvonne, et nous rappelle combien la vie passe vite.

Entre rires et larmes, ce roman graphique se lit le cœur serré. L’émotion vous prend dès les premières pages : le regard d’Yvonne sur sa chienne Bellouche dont elle se sépare, le dernier claquement de la porte d’entrée qu’elle n’ouvrira plus, ses doigts sur cette glycine qu’elle ne respirera plus. Il va falloir s’accrocher car ces évocations pleines de pudeur serrent déjà la gorge et humidifient le regard. La douleur d’Yvonne face à cette séparation définitive est vive. Si elle la cache à ses proches, elle confie au lecteur ses pensées intimes, comme une lettre d’adieu, expliquant combien elle a été heureuse dans cette maison : un mariage, des enfants, une vie familiale remplie avec le temps qui file sans qu’on s’en rende compte. Et puis, la perte de cet être cher et le sentiment « d’avancer en manquant de tomber à chaque pas ». Elle n’aura plus rien ici, alors elle part.

Le temps d’arriver aux « Mimosas » avec ses enfants, de s’installer dans sa petite chambre avec le peu d’affaires qu’elle a pu conserver, elle garde le sourire, pour eux. Et puis, une fois partis, la souffrance est encore plus vive. Déracinée, abandonnée, oubliée bientôt…

Elle se sent décalée parmi tous ces résidents résignés mais elle s’accroche. L’humour est son système d’autodéfense. Véritable trublion un peu provocateur, elle soude un petit groupe autour d’elle, d’autres « cabossés » dont la petite flamme de vie bouge encore. Mais au fil des pages, le rythme se ralentit pour Yvonne, des temps d’absences de plus en plus longs, de plus en plus loin. Perdue, elle a le sentiment de sombrer indéfiniment. Un plongeon sans retour, sous le niveau de la vie, de plus en plus profond vers les abîmes.

Et puis, l’amour surgit, sans prévenir, comme un sursaut de vie, et Yvonne retrouve le plaisir du mélange des peaux avec celui qui la « rattrape dans sa chute ». Et puis, il y a aussi les « copains », la petite bande de « survivants » que l’arrivée d’Yvonne et sa soif de liberté a réveillé.

Un peu d’espoir, d’insouciance, comme un pied de nez à la mort qui s’éloigne le temps des plaisirs partagés. On sourit avec eux mais on serre aussi les dents devant leur fragilité, les larmes ne sont jamais loin.

En marge des dialogues qui disent le quotidien parfois glaçant, le récit est jalonné de confidences intimes sur cette « chute », installant une relation de connivence avec le lecteur, qui, même s’il se sent impuissant face à ce que ressent Yvonne, entretient un lien invisible avec elle. Grâce à la plume de Séverine Vidal et au trait de Victor L. Pinel, Yvonne « écrit » ses mémoires avant que celle-ci s’évapore totalement, laissant le lecteur dépositaire de cette mémoire pour ne pas qu’on l’oublie.

Effectivement, on n’oubliera pas Yvonne car elle réveille chez chacun le souvenir de ces « proches » qui sont maintenant bien « loin ».

Cette histoire résonne particulièrement pour moi dont les grand-mères s’appelaient Yvonne et Odette, des femmes également déterminées.

La lecture de cet émouvante BD a fait résonner d’autres ouvrages qui évoquent les tourments de la vieillesse et la perte de soi progressive : Les Gratitudes de Delphine de Vigan, Aux ordres du cœur de Fabrice Colin, Les Vieux Fourneaux de Lupano & Cauuet, Âge tendre de Clémentine Beauvais et le récent Ne m’oublie pas de Alix Garin.

Un grand coup au cœur pour cette histoire émouvante qui nous partage « la dernière parenthèse enchantée » d’Yvonne, « prise dans le tourbillon inéluctable de la vie ». Un roman graphique bouleversant, savant mélange d’humour et de pudeur, entre sursaut d’espoir et abnégation, qui dépeint ces être fragiles avec réalisme et bienveillance.


Autrice : Séverine VIDAL
Dessinateur : Victor L. Pinel
Edition : Grand Angle, 80 pages, 17,90 euros
Année : Janvier 2021

 

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