Âge tendre

On l’attendait avec impatience, la nouvelle création effervescente de Clémentine Beauvais ! Et, encore une fois, le plaisir est au rendez-vous. Pour paraphraser Valentin : « Mes impressions ont été : positivement positives à la lecture de ce subtil ouvrage. »

Un cocktail d’humour et de réflexions sur notre société vu par un adolescent, ok, mais ce n’est que la partie émergée de cet iceberg littéraire. Car au fil des pages, la voix du narrateur va se métamorphoser et ouvrir la porte sur une profondeur intime qui bouleverse. Il est question d’adolescence et de vieillesse, de mémoire et d’identité, de relations intergénérationnelles, de la place qu’on essaye de se faire dans la société, du regard des autres sur ce qu’on est, du bonheur à construire et à reconstruire. « Tout est sur l’amour, le temps, la perte des choses. »

La Présidente de la République l’a décidé : tout élève doit faire, entre sa 3e et sa 2de, une année de service civique quelque part en France. Valentin Lemonnier, sensible et facilement déstabilisé en « société », se retrouve contre toute attente dans un centre pour personnes âgées atteintes d’Alzheimer reconstitué pour ressembler à un village des années 60. Panique pour Valentin qui, plongé dans cet univers totalement désarçonnant, va se mettre lui-même dans une situation impossible : trouver un sosie de Françoise Hardy qui viendra chanter « la maison où j’ai grandi » pour une pensionnaire, Mme Laurel 😉

Facile pour quelqu’un qui prétend être fan total de la chanteuse (alors qu’il n’en a jamais entendu parler.) Et pourtant, le pouvoir de la voix de Françoise va être un extraordinaire élément déclencheur dans la vie de Valentin.

Réinterrogeant régulièrement la forme du récit dans ses ouvrages, Clémentine Beauvais innove ici avec un roman sous la forme d’un rapport de stage. Cela pourrait rendre la lecture aride, technique et caricaturale mais dès les premières pages, le cadre se fissure pour laisser passer un autre récit : la voix d’un Valentin qui se découvre au fur et à mesure des événements qu’il vit au contact des pensionnaires et de leurs encadrants, et notamment d’une femme, Sola Perré, médecin un peu atypique et responsable de son stage.

« Elle a un style de management qui ne convient pas à mes besoins et ne réalise pas mes potentialités. »

Autre effet de style imposé par le rapport de stage, l’ajout de notes rétrospectives par le narrateur qui transforme le témoignage en confidence. Le second Valentin, qui a pris du recul, commente en aparté le premier Valentin, ce qui créé une double connivence avec le lecteur. L’effet de distorsion narrative est un levier comique diablement efficace. L’humour sous la forme de l’autodérision après-coup est habilement distillé ça et là, relativisant les montées d’anxiété de Valentin, ses jugements comme ses maladresses. Le Valentin qui s’auto-analyse est un témoin hors champs qui participe au rythme de la narration, taquin mais bienveillant.

Et quel humour dans la retranscription des dialogues entre les personnages ! Car oui, on peut mettre des dialogues dans un rapport de stage d’abord ! Totalement désopilant, plein de justesse et de sensibilité. Un régal ! Et l’intertextualité est jubilatoire, plein de petits clins d’oeil littéraires se glissent entre les lignes : Les Petites Reines avec Hakima qui est passée au centre avant lui, Le Petit Prince quand Valentin évoque un soliflore offert par M la Marâtre en constatant « Qui voudrait seulement une seule fleur unique ? » ou encore Marie-Aude Murail sur la tenue des journaux intimes.

Et puis, au fil des pages, l’émotion prend le pas sur les descriptions de ces rocambolesques mois de stage, au jour le jour. Le travail d’écriture devient journal intime où le lecteur découvre un Valentin qui s’ouvre, qui se remplit de son expérience au contact des autres, à son plus grand étonnement. S’occuper des pensionnaires de l’unité Mnémosyne, les soigner, est une révélation. «Peut-être que loin quelque part dans leur cerveau tout rongé, il y a mes mots qui viennent mettre des petites caresses. »

Plus on découvre Valentin, plus il en devient attachant et plus son regard sur son entourage nous touche, que ce soit au centre avec Octavio, avec le groupe des autres ados en service civil comme Vadim et Bouchra, ou avec sa famille éclatée. Avec ses mots tâtonnants, ses difficultés à retranscrire dans un style qui se doit « formel » ce qu’il ressent de façon précise parfois, la voix intérieure de Valentin nous amène à nous interroger sur l’essentiel : la vie, la mort, l’amour, autrui et soi.

« Mon » dans « Mon amour », « c’est pour dire, tout ce que j’ai en moi d’amour est avec toi et tu l’emportes partout où tu vas. »

Si Valentin parle de lui, il parle aussi pour Sola. Cette femme porte un mystère qui l’intrigue. Sous couvert de réaliser une Biographie de Carrière, Valentin libère sa parole. Dès lors que Sola décadenasse son histoire, le ton change, plus grave, plus introspectif, plus mélancolique. Valentin ne mène plus la danse de son récit, il est débordé par celui, émouvant, bouleversant, de Sola. Plongée en enfance, là où se situe l’origine de tout pour elle. Une rencontre décisive pour Valentin qui « s’agrandit » à son contact et qui donne tout son sens à la chanson choisie de Françoise Hardy : l’unité Mnemosyne, cette « maison » où lui il aussi il a « grandit ».

« Ce qui m’a frappé aussi, c’est que Sola avait l’air extrêmement heureuse, exemple : plus souriante ; plus rose ; plus ronde. (Je ne crois pas qu’il y avait un filtre sur la photo, alors l’explication est nécessairement à chercher dans la réalité.) »

Ce roman mettant en scène ces vies qui se croisent et s’enrichissent au contact les unes des autres palpite d’une une vibrante sensibilité. Les échos intimes des personnages résonnent fort entre eux et font de ce récit, ce « message personnel », une belle histoire humaine, où nous, lecteurices, sommes touché.e.s en plein cœur, bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer.

« Le samedi soir, on a fait une mega teuf à la maisonnette. Les filles ont pleuré ouvertement et les garçons fermement. »


Autrice : Clémentine BEAUVAIS
Edition : Sarbacane – Collection Xprim – 392 pages – 17 euros
Année : Août 2020


De la même autrice : 
– Brexit Romance (chroniqué ici) (Sarbacane)
– Io, pour l’amour de Zeus (Nathan)
– Songe à la douceur (2016 – Sarbacane)
– Va jouer avec le petit garçon (2016 – Sarbacane)
– Les Petites Reines (2015 – Sarbacane)
– Carambol’Ange (2015 – Sarbacane)
– Comme des images (2014 – Sarbacane)
– La louve (album – 2014 – Alice Editions)
– La Pouilleuse (2012 – Sarbacane) (Chroniqué ici)
– Ameline, joueuse de flûte (album – 2018 – Alice Editions)
– Les royales baby-sitters (2015 – Hachette Jeunesse)
– Bibi Scott (2017 – Rageot)
– La plume de Marie (2011 – Talents Hauts) 
– Les petites filles top-modèles (2010 – Talents Hauts) 

Ses traductions :
– Swimming Pool de Sarah Crossnan (chroniqué ici)
– Inséparable de Sarah Crossnan
– Caribou Baby de Meg Rosof (chroniqué ici)

 

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