Exclusif ! Même si vous n’êtes pas un vrai « bizarre », ou que vous ne cohabitez pas avec un zombie fait maison, un chat souffre-douleur ou un grizzli nain supersonique, vous avez forcément entendu parler de Mortelle Adèle, une petite fille qui ne mâche pas ses mots (mais plutôt ses ennemis).
Antoine Dole, aka Mr Tan, l’auteur, a accepté de répondre à nos questions un peu indiscrètes sur l’histoire de son personnage, son univers, ses lectures d’enfance et sa passion pour l’écriture.
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La Licorne à Lunettes : Je vous ai découvert via Mortelle Adèle, et depuis ma fille et moi sommes fans. Alors que va sortir le N° 11, revenons à la source. Comment est né ce personnage ? Est-ce entièrement biographique ? Rassurez-moi, vous n’avez pas zigouillé votre chat ou adopté un zombie ?
Antoine Dole : Mortelle Adèle est un personnage que j’ai créé quand j’avais quatorze ans, dans mes cahiers d’école. J’étais un garçon plutôt timide et je dessinais Mortelle Adèle sur des petits bouts de papiers pour lui faire dire ce que je n’osais pas dire aux autres. Ce n’était pas le procédé le plus efficace pour se faire des amis mais ça avait au moins l’intérêt de faire rire les autres. Elle a grandi avec mes frères et soeurs, puis mes neveux et nièces, pendant des années, au point qu’elle existe d’une certaine façon, pour chacun des membres de ma famille. Elle n’est pas inspirée d’une petite fille de mon entourage, c’est surtout une sorte d’alter ego. Il y a dans ses bêtises beaucoup de bêtises que j’aurais aimé faire sans doute, et beaucoup de bêtises que les enfants qui grandissent autour de moi aujourd’hui font ! Mais je vous rassure, aucun chat n’a été zigouillé pendant la réalisation de ces différents tomes !
La Licorne à Lunettes : Chez Adèle, je retrouve un peu de l’univers de Poupon La Peste de Binet (un de mes classiques d’enfance) et également des déboires de Ana-Ana de Alexis Dormal. Dites nous quels sont les auteurs / illustrateurs ou personnages qui vous ont inspiré le plus ?
Antoine Dole : Quand j’étais enfant j’étais fasciné par l’impertinence de personnage comme Mafalda, par exemple. Par la suite j’ai découvert Calvin & Hobbes, puis des personnages plus obscurs comme Lénore, Emily The Strange.
Je trouve ça très inspirant, quand on est enfant, d’être confronté à des personnages qui ne sont pas dans le consensus, et qui interrogent la norme plutôt que de s’y conformer bêtement. Et puis, quel bonheur de faire la rencontre de héros dont les aventures vous apprennent que vous avez le droit d’être bizarre, et que c’est bien aussi.
Côté auteur, le premier qui a provoqué un choc chez moi quand j’étais enfant c’est Roald Dahl, avec son roman « Sacrées sorcières ». De la cruauté, de l’humour, du rire, de la peur, il y a tout dans ce livre et il me rappelle à quel point il est important de faire confiance aux jeunes lecteurs pour faire le tri dans toutes les émotions que la littérature peut provoquer. Je suis désespéré par la censure.
La Licorne à Lunettes : Mafalda, bon sang mais c’est bien sûr ! Merci pour la découverte de Emily The Strange que je ne connaissais pas. Et cette Lénore (poème de E. Poe) me fait méchamment penser à Owen… Puisqu’on parle de souvenirs d’enfance, quel était votre héros préféré ? Tout le monde connait “Bachibouzouk” du Capitaine Haddock ou “Un rien chouette” du Petit Nicolas, des expressions mythiques, et vous, en avez-vous gardé une de vos lectures ?
Antoine Dole : Ah, les héros de mon enfance n’étaient pas littéraires, c’étaient les Tortues Ninja et leur fameux « Cowabungaaaa ». Ils tranchaient tellement avec ces héros lisses et parfaits qui faisaient régner l’ordre… Les Tortues Ninja vivent dans les égouts, mangent de la pizza, et ont un code de conduite exemplaire qu’elles mettent au service des autres. J’étais abonné au magazine, j’avais ma carte de membre au club Tortues Ninja, j’avais toutes les figurines, je rêvais de les rejoindre à New York… Ahlala…
Par la suite, j’ai découvert les bandes-dessinées et tout le travail de création autour de cet univers mené par Kevin Eastman et Peter Laird, j’ai lu tous les comics. La référence peut prêter à sourire, mais une série qui a connu autant de renaissances depuis sa création en 1983, avec chaque fois l’engouement d’une large communauté de fans, c’est rare, et ce n’est certainement pas anodin.
La Licorne à Lunettes : Vous écrivez également des romans. Ecrire pour la BD (ou roman graphique), en quoi est-ce une démarche différente en termes de narration ?
Antoine Dole : Je continue les deux parce que c’est important pour moi, ça ne fait pas appel aux mêmes énergies, ce n’est pas la même démarche. Les romans que j’écris sont plutôt sombres alors que les BD sont plus solaires. J’ai mis du temps à trouver le compromis entre les deux et il m’a fallu un format particulier, le manga qui paraîtra en 2018, pour y parvenir. Mais c’est sans doute propre aux BD que j’écris qui sont sur une dynamique de comic strips, où tout va très vite. Le roman que je pratique est plus lent, et donc nécessairement l’exploration qu’il permet n’est pas la même, on est dans une incarnation beaucoup plus douloureuse dans le processus créatif, on ne peut pas se cacher derrière l’image, on doit devenir l’image, avec tout ce que cela implique de métamorphoses.
Les romans que j’écris sont plutôt sombres alors que les BD sont plus solaires.
La Licorne à Lunettes : Plusieurs illustratrices sont les mamans d’Adèle ? Comment est née la rencontre entre elles et vous ? Comment travaillez-vous avec elles ? Les mots d’abord, les images ensuite ? Quels sont les ingrédients secrets du succès de cette recette ?
Antoine Dole : Miss Prickly a été l’illustratrice des sept premiers tomes de Mortelle Adèle. Je lui ai proposé ce projet en 2011, en lui apportant mes croquis originaux de différents personnages de la série, dont Adèle, ainsi que de premiers gags. Puis nous avons étoffé l’univers ensemble.
Par la suite c’est Diane Le Feyer qui a repris les dessins de la série, à partir du tome 8. J’ai la chance de partager une grande complicité avec Diane ce qui est très important sur une série comme Mortelle Adèle où les idées fusent. Le processus créatif commence toujours par le texte. J’écris les gags, que je soumets ensuite à l’éditeur puis à Diane. Ensuite on parle du dessin, des expressions. Et les choses prennent forme naturellement. Le secret, c’est la sincérité. On n’essaie pas de séduire les lecteurs, on cherche avant tout à prendre du plaisir dans ce qu’on fait et à rester honnête avec l’univers d’Adèle telle que je l’ai créé il y a deux décennies.
La Licorne à Lunettes : Lâchons-nous un brin ! Si vous rencontriez Adèle à 20 ans, qu’aimeriez-vous qu’elle vous dise ?
Antoine Dole : Je serais vraiment content si elle me dit que je ne l’ai pas trahie. Mortelle Adèle est un univers exigeant, c’est très dur d’imposer un humour noir et cynique dans un marché où on a souvent tendance à ne pas faire confiance au jeune lecteur et à lui apporter des choses prémâchées, lisses, sans risque. Je n’ai jamais voulu faire de concessions sur l’univers d’Adèle, c’est sans doute ce qui a freiné certains projets, ce n’est pas grave. Je ne cherche pas à faire de l’argent à tout prix, ce qui est important pour moi c’est d’être fidèle à ce personnage et a tout ce qu’elle a provoqué d’incroyable dans ma vie en étant qui elle est. Je ne changerai ça pour rien au monde.
Le secret, c’est la sincérité !
La Licorne à Lunettes : Revenons à vous. Quel est selon vous le rôle d’un écrivain ? Quels sont les thèmes qui vous touchent le plus ?
Antoine Dole : Chaque écrivain a ses obsessions. C’est le fil conducteur de sa bibliographie. Les miennes sont plutôt faciles à identifier : la solitude, l’incommunicabilité, la différence, le rapport à la famille. Le rôle d’un écrivain est comparable à un travail d’exploration, au sens vertical du terme. C’est un forage intérieur, qui consiste à traverser les différentes couches qui nous constituent, les expériences, les souvenirs, et à en tirer quelque chose d’utile pour le groupe. C’est une vraie récompense quand des lecteurs vous disent que vos textes semblent avoir été écrits pour eux, et que ça les a aidé d’une certaine façon. Mettre des mots sur les angoisses, sur ce qui nous fait peur, sur ce qui nous touche, c’est la meilleure façon de saisir ce monde, de l’attraper des deux mains, et de pouvoir en faire quelque chose.
La Licorne à Lunettes : Lors de séances de dédicaces, vous avez l’occasion de rencontrer vos lecteurs, les petits comme les grands, avez-vous une anecdote particulièrement originale à nous raconter ?
Antoine Dole : Chaque rencontre organisée sur les salons en dans les librairies est l’occasion de vivre des moments uniques. Il y a une anecdote qui me fait toujours rire quand j’y repense, c’est cette mère qui m’a dit que sa fille avait appelé leur chat Ajax comme dans la bande dessinée. Et elle me demandait d’où venait ce nom, car elle pensait que ça avait un rapport avec le héros de la mythologie. J’ai dû lui dire la vérité : « Quand j’ai créé Ajax, je voulais lui trouver un nom qui traduise vraiment le désamour qu’Adèle a pour ce chat… Je suis allé dans mes toilettes et j’ai regardé le nom du produit que j’utilise pour nettoyer mes toilettes, il s’agissait de la poudre à récurer Ajax. La mère s’est décomposée en comprenant que le chat avec lequel elle allait vivre toutes ces années à venir porte le nom d’un produit pour les toilettes…
Mettre des mots sur les angoisses, sur ce qui nous fait peur, sur ce qui nous touche, c’est la meilleure façon de saisir ce monde, de l’attraper des deux mains, et de pouvoir en faire quelque chose.
La Licorne à Lunettes : Allez un petit scoop pour nos lecteurs, quel est le nouveau projet sur lequel vous travaillez actuellement ?
Antoine Dole : Pour Mortelle Adèle, on a de nombreuses surprises prévues cette année et dont je ne peux pas encore parler…. Ce que je peux dire, c’est que le tome 12 sortira au printemps, et que je commence à travailler sur le tome 13 prochainement. A côté, il y aura plein de rendez-vous autour de la série et qu’on a hâte de partager avec nos lecteurs.
Pour le reste, je viens de terminer un manga en deux tomes qui paraîtra chez Glénat Manga en 2018, et un nouveau roman qui sortira au premier semestre 2017. J’ai beaucoup de chance que mes éditeurs m’accompagnent sur des projets aussi différents, et j’espère que les lecteurs seront sensibles à ces nouveaux univers !
Un très grand merci à Antoine Dole pour ce très riche entretien, une belle rencontre. Au-delà du Papa de Mortelle Adèle, vous aurez découvert un auteur passionné et passionnant, habité et toujours sur la brèche, « en route » vers toujours plus d’intensité.
RV en librairie début novembre pour le prochain Tome de Mortelle Adèle « ça sent la croquette », mais courrez aussi découvrir ses romans !
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Quelques éléments de Bibliographie :
– 2008 : Je reviens de mourir (Éditions Sarbacane, coll. Exprim)
– 2010 : Laisse brûler (Éditions Sarbacane, coll. Exprim)
– 2010 : Fly Girls (Éditions Au Diable Vauvert)
– 2011 : K-Cendres (Éditions Sarbacane, coll. Exprim)
– 2013 : A copier cent fois (Éditions Sarbacane)
– 2014 : Ce qui ne nous tue pas (collection Roman Ado – Actes Sud Junior)
– 2015 : Tout foutre en l’air (collection D’une seule voix – Actes Sud Junior)
– 2015 : Le Baiser du mammouth et Mon coeur caméléon (collection Premier Roman – Actes Sud Junior)
– Le monstre du placard existe et je vais vous le prouver ! avec Bruno Salamone (Actes Sud Junior
– Mortelle Adèle (Globulle – éditions Tourbillon)
– Manoir Croquignole (Milan Editions)
– Zoé Super (BD Kids Bayard)
– Shaker Monster (Gallimard BD)
– Sushi Bing (éditions Tourbillon)