Voilà quelques semaines que j’ai plongé dans Bordeterre, j’attendais ce voyage inédit, j’attendais de découvrir l’imaginaire de Julia Thévenot via sa plume, j’attendais d’être séduite par un univers que je connais peu, ces mondes fantasy où les références font souvent échos pour les initiés. Les temps sombres ont passé depuis ces jours de mars et la trace du passage d’Inès, de Tristan, d’Alma, de Philadèlphe est toujours présente en moi. Mais un peu de pression à vouloir retranscrire cette expérience littéraire. Et chaque semaine en voyant fleurir les chroniques, je me disais « mais si, toi aussi, dis le ! » Qu’importe d’être initiée ou non, la magie opère avec ce premier roman car elle est ici source de nouveauté, et ça vous embarque abyssallement. Voilà, je le dis.
Oui, les ingrédients du fantastique sont au rendez-vous : un univers étrange, décalé et parfois dérageant, où des mystérieux êtres inquiétants rôdent. Et tout ça dès les premières pages, accroche toi ! Dès la bascule d’Inès et Tristan, l’électrochoc de leur arrivée dans ce monde parallèle produit sur le lecteur un effet d’immersion totale. Tout comme les personnages, on est plongé brutalement et sans explication dans l’univers de Bordeterre, cette ville perchée sur une faille entre deux plans de réalité. Premier mystère : arrivés dans ces contrées totalement inconnues, nos deux héros deviennent… transparents et leurs souvenirs s’effacent doucement, inexorablement. (T’es encore là ou tu es déjà parti lire la suite ? Je ne t’en voudrai pas)
Sous l’eau, c’était un autre monde. Elle se trouvait dans une caverne noire piquée d’éclats bleus, blancs, argentés. Elle flottait dedans. Agitant doucement ses bras et ses pieds, elle se sentit envahie d’un bien-être proche du sommeil. Un goût de fruit rouge tapissait son palais.
Mais oui ! Quand surgit le gigantesque Gardien et ces petits êtres à trois yeux, les fameux Fléreurs, des flashs de l’univers de Miyazaki surviennent, tant par les formes étonnantes de ces personnages surnaturels que par leur mouvement, les couleurs du décor, entre rêves et cauchemars. Les mondes réels et fantastiques se mélangent, naturellement en quelques pages. Et cette ritournelle, cette formule magique, cette clé du récit « La terre vous soutienne, le bord vous retienne » qui tourne et retourne encore, s’ancre définitivement dans le cerveau comme une réalité.
De la Terre à la noirceur des eaux profondes, les plans ne cessent de s’interfacer. L’approche du Lac, ce monde aquatique terrifiant et attirant, fait surgir des souvenirs du Monde de Milo, où le fait de traverser l’eau ouvre une porte vers un autre univers liquide, un passage vers un autre monde englouti encore plus mystérieux et particulièrement envoûtant.
Outre la création d’un décor fantastique éblouissant, riche en détails toujours plus réalistes les uns que les autres, Julia Thévenot pousse l’habileté narrative à nous plonger dans une langue vive piquetée de néologismes qui font tilter l’imaginaire et sautiller les zygomatiques. C’est pertinent, c’est percutant, c’est drôle, c’est touchant, c’est le ton juste.
« On y croise des gamins qui chantent pour faire tourner un moulin, des châtelains qui pêchent des cailloux, des ferrailleurs rebelles qui font tirer leurs caravanes par des poules… et des créatures étranges ». Voilà ! Et quelle brochette de personnages ! Car c’est l’attachement direct à ces héros inédits et complexes qui fait qu’on s’accroche inéluctablement à cette histoire haletante.
Beaucoup de bienveillance et d’amour pour cette Inès de 12 ans comme pour son grand frère autiste Tristan, qui fait que la confiance s’installe tout de suite dès leur rencontre au début de l’histoire et qu’on tape dans leurs mains pour sceller ce pacte : on va la faire ensemble cette découverte de Bordeterre, ça va secouer, ça va grincer et sans doute saigner un peu, mais ces moments de vie intense, on va les vivre côte à côte, dans la joie et la douleur.
Une sœur, un frère, entre réalité et fantastique… deux mondes donc que tout oppose, comme au cœur même de la société de Bordeterre. L’ambivalence et le double jeu sont partout. Tout au long du récit, le thème de l’opposition est tissé : la ville souterraine en marge et le château au centre, l’univers terrestre où le Chant est une source d’énergie et le monde aquatique où le silence impose, la part de féminité et de masculinité dans chaque personnage, la quête de liberté face à l’oppression des puissants, la richesse et l’opulence des nantis contre la précarité des exclus, l’adolescence bouillonnante face au camp des adultes responsables, l’insouciance de l’enfance réminiscente qui pulse malgré la lourde responsabilité des actes guerrier dûs à l’état d’urgence.
Voilà, impossible de résumer ce roman, alors ouvre ces pages et plonge, on te dit !
Et Merci pour l’adorable dédicace, Julia, touchée en plein coeur.
Autrice : Julia Thévenot
Edition : Sarbacane – Collection Xprim – 536 pages – 18 euros
Année : Mars 2020